De l’origine de la peinture chez Jacques de Tonnancour : musique et insectes
L’intérêt de Jacques de Tonnancour (1917-2005) pour la peinture lui vient surtout des insectes et de la musique. On assiste chez lui à la manifestation d’une personnalité complexe et fertile, où s’opère, dans l’élaboration de son projet esthétique, une sorte de dialectique entre un esprit cartésien, rationnel, analytique et une sensibilité, une passion et un talent artistique manifeste, dont l’entomologie et la musique sont les éléments moteurs (fig. 1).
Images
fig. 1
Kero, L’artiste dans son atelier, 1977, photographie, archives de l’UQAM.
fig. 2
Jacques de Tonnancour, La plaine, 1958, huile sur panneau de fibre de bois, 61 x 81 cm.
fig. 3
Jacques de Tonnancour, Cruciforme, 1963, huile sur masonite, 102 x 119.6 cm. Collection of the Leonard & Bina Ellen Art Gallery, Concordia University. Gift of Max and Helen Steinman. Photography: Richard-Max Tremblay.
fig. 4
Jacques de Tonnancour, Triptyque, 1960, techniques mixtes sur panneau de bois et métal.
fig. 5
Jacques de Tonnancour, Composition géométrique, 1968, formica.
fig. 6
Jacques de Tonnancour, Les prophéties d’Apurimac, vers 1982, techniques mixtes sur panneau, 162 x 162 cm.
fig. 7
Jacques de Tonnancour, Fossile à la libellule, 1983, techniques mixtes et collage sur panneau de fibre de bois, 25 x 30 cm.
fig. 8
Jacques de Tonnancour, Welcome to My World (Praying Mantis), photographie.
L’observation de la nature est fondamentale dans l’œuvre picturale de Jacques de Tonnancour, qui est fasciné par la créativité et l’exubérance des formes et couleurs de ses manifestations. Par le foisonnement de la vie fondée sur les principes structurant d’ordre, de composition et de rythme, tout comme les œuvres musicales qui l’inspirent. En parlant de son œuvre, il dira: « C’est un art d’introversion (…) ce que je fais, c’est comme des sonates pour violoncelle (…) et encore, avec une sourdine. » 1 Très jeune, animé par un esprit observateur et curieux, il est fasciné par la nature et particulièrement les insectes. La vision de ces derniers provoque chez lui l’éveil d’un sentiment du surnaturel. Les insectes surgissent comme des apparitions qui lui semblent provenir d’un autre monde. Il nomme apparitionnel ce qui, au-delà de l’affectivité, passe de l’inconnu au connu, de l’inconscient au conscient, de l’invisible au visible, de l’infini au fini, bref tout ce qui passe d’un autre monde à celui-ci.2 Vers la fin de sa vie, le peintre parle avec émotion d’un bourdon qu’il observait à cinq ans. Le bourdon était pris dans la galerie vitrée de la maison familiale où des insectes se retrouvaient souvent captifs: « Je le revois encore s’entêtant contre la vitre et bourdonnant à toute force comme pour passer au travers. »3 Jacques de Tonnancour se met rapidement à chasser et à collectionner ces insectes qui le fascinent tant. Des insectes qu’il capture, organise, classifie, analyse et photographie, selon des critères certes scientifiques. Néanmoins, il est d’abord motivé par des intentions esthétiques et de fascination personnelle. Pour présenter ses insectes, il doit les traiter de façon à les rendre le plus vivant possible, ce qui aura une influence certaine sur son art. Il dira plus tard :
Celui qui penche pour la variété des formes et des couleurs des insectes risque de ne pas pouvoir échapper à une fascination qui l’entraînera loin. L’amateur qui n’avait, au début, aucun autre souci que de se satisfaire prend maintenant plaisir à accepter les exigences de la science et à s’y soumettre. Ce collectionneur, devenu mieux éclairé, découvre qu’il a les mêmes obligations devant l’ordre de la nature qu’un interprète devant une partition de Bach ou de Stravinsky. La taxinomie lui permet de comprendre cet ordre et de le recomposer dans le regroupement de ses spécimens. 4
Il s’orienta vers des études en sciences pures et se mit à fréquenter le collège avec l’intention de devenir illustrateur de faits de nature. Ce fut l’occasion d’une rencontre marquante, celle d’un professeur de littérature, qui l’initia à la musique et la poésie.
Dans la classe des belles-lettres, au collège Brébeuf, dira-t-il, j’ai eu comme professeur titulaire le père Raymond Fortin, à qui je dois la découverte du monde intérieur et de la poésie. J’avais jusqu’alors vécu comme un animal qui répond à des stimuli, qui va vers des choses qui sentent bon, qui goûtent bon, bref, vers tout ce qui est délectable. J’accédais tout à coup, au-delà de l’affectivité, à la sensibilité où le réel est promu au surréel, où la vie sous toutes ses formes suggère l’infini. Ouvert à cette dimension nouvelle de moi-même, j’étais prêt à découvrir la musique, formée de poésie encore plus infiltrante que la littérature. Il me proposa de me prêter ses disques qu’il venait écouter chez moi. Mon évolution sur le plan des découvertes intérieures fut vertigineuse.5
Il se mit donc à écouter la musique, celle de Stravinsky (1882-1971) surtout. On sait que le compositeur intégra dans ses oeuvres symphoniques des éléments de jazz et de blues, particulièrement dans des pièces telles que Ragtime for Eleven Instruments (1918) et Piano Rag-Music (1919) ou encore Ebony Concerto (1945). De fait, s’il ne fait pas de musique jazz, Stravinsky emprunte des éléments de jazz par un phénomène de transposition, qui sera aussi fondamental dans la démarche artistique du peintre. Le père Raymond Fortin pousse aussi son jeune élève curieux à lire beaucoup, particulièrement le poète Paul Valery (1871-1945). Jacques de Tonnancour citera Valery toute sa vie, car il lui fit comprendre la différence entre la prose, dominée par le sens, et la poésie, une forme de littérature musicale dominée par le rythme. De fait, la musicalité est fondamentale dans l’œuvre littéraire de Valery.
La fréquentation des milieux artistiques fit aussi réaliser à de Tonnancour que l’art constitue une recherche de l’expression d’une vision personnelle, alors que la science implique quelque chose de plus collectif et objectif. En art, le réel ne constitue pas le résultat de l’œuvre, mais son point de départ.6 Du collège, de Tonnancour se dirige vers l’École des beaux-arts en 1940, qu’il quitte finalement, un peu plus d’un an après son entrée, dégoûté par l’académisme du programme qu’il qualifie de stérile. L’art, selon de Tonnancour, en lien avec les aspirations de l’Avant-garde, se doit d’être personnel, authentique et vivant. Jacques de Tonnancour puise son inspiration des plusieurs sources, de la nature et chez les insectes certes, mais aussi des autres arts, particulièrement la musique, qu’il intègre dans son travail par un processus de transposition. Il dira :
L’artiste doit s’alimenter à bien des sources et des oeuvres marquantes ne se rencontrent pas uniquement parmi les chefs-d’œuvre. Pas nécessairement, non plus, parmi les seules oeuvres picturales. Il y a eu des poèmes, il y a eu encore plus d’œuvres musicales qui ont été des soleils ou des lunes dans ma vie.7
Il faut engager un processus actif de quête, une recherche, une démarche qui rend l’inspiration possible. Fut-il chasseur d’insectes rares, musicien ou peintre, le regard éclairé du chercheur ou de l’artiste, doit être à la fois dirigé et ouvert à l’invisible. « L’observation intense de la nature et de la qualité de geste de toute forme m’a permis de développer un sens aigu du vivant », affirmera de Tonnancour.8 Que ce soit en musique ou en peinture, « l’art et la nature arrivent à la création de la beauté en procédant de façon identique, en composant, liant des choses et leurs réactions réciproques », créant une correspondance entre les principes structurants de l’ordre et de la composition picturale ou musicale, d’un système donc, avec les pulsions, désirs et fantasmes venus de l’inconscient. 9
Les représentations de de Tonnancour de paysages laurentiens (fig. 2), qu’il commença au milieu des années 50, sont exécutées en atelier, rapidement et d’après mémoire à l’huile sur panneaux de bois. L’improvisation, un principe fondamental de la musique jazz et un processus similaire à l’apparitionnel, occupe une place importante de l’approche de de Tonnancour dans cette série.10 Les Paysages laurentiens sont marqués par un sentiment d’espaces infinis, entrecoupés d’apparitions végétales appliquées par le peintre avec une gestuelle musicale et improvisée, créant un rythme visuel près de la musique. En nous présentant ainsi des espaces laurentiens infinis, sans présence humaine, le peintre évoque des variations silencieuses sur le thème du paysage intérieur, où semblent résonner le calme et l’écho d’un monde vide. Dans un film de Jacques Godbout, Les dieux, datant de 1961, on voit Jacques de Tonnancour peindre un de ses Paysage laurentien avec un accompagnement de musique de jazz.11 Le jazz est alors considéré comme une musique américaine moderne et d’avant-garde, au même titre que la peinture de Tonnancour. On peut y noter les gestes du peintre traçant d’abord rapidement au squeegee les structures de l’espace pictural, pour ensuite y apposer arbres et arbustes avec les gestes d’un chef d’orchestre, fluides et spontanés, vifs et directs, vivants.
La porte de l’abstraction ayant été ouverte à la fin des années 50, de Tonnancour accède à un nouveau monde, de nouveaux champs d’exploration à la fois apparitionnels et picturaux, dans lesquels résonnent, cette fois, les échos d’un monde ancien. Dans une série de tableaux abstraits exécutés au début des années 1960, dont Cruciforme présentée dans l’exposition Ensemble fait partie, les Collages-reliefs (fig. 3), le peintre procède surtout par un collage improvisé d’éléments divers, moustiquaires, des fils à pêches, du tissu, des pièces de métal et par impression de pigments sur des papiers déchirés qu’il applique sur la toile, et qui prennent, dans l’espace pictural, des allures organiques. Le peintre structure d’abord les grandes lignes de sa composition, par exemple la forme de la croix dans Cruciforme. Il applique ensuite les éléments (moustiquaires, fils, tissu, métal, etc.) de manière spontanée, instinctive et intuitive. Si le résultat n’est pas satisfaisant, il recommence; de ce fait s’harmonisent l’organique et le géométrique dans l’espace pictural.12 L’artiste nous propose ainsi des oeuvres offrant un monde riche, où les éléments et les pigments sont appliqués par strates et couches successives, puis frottés pour rappeler l’effet du temps. La murale intitulée Triptyque (1960) (fig. 4) est exposée et intégrée au pavillon Lionel-Groulx de l’université de Montréal. Composée aussi d’éléments variés, la toile est montée sur un support de bois, cintrée d’une armature en métal. Cette oeuvre rappelle, de par sa structure en croix, la composition de Cruciforme. Ses éléments et signes picturaux sont disposés, avec une sorte d’alternance rythmée et lyrique issue de l’improvisation, qui les fait flotter dans l’espace pictural.
Une autre murale, intitulée Composition géométrique (fig. 5), créée et intégrée à l’architecture de l’université de Montréal en 1968, fabriquée de formica, de bois et de métal, a été qualifiée de « murs qui chantent ».13 On voit que l’artiste propose cette fois, au-delà du lyrisme, une œuvre marquée par les formes géométriques et les couleurs vives. Néanmoins, si on remplaçait les signes picturaux par des valeurs musicales, les espaces par des sons ayant une durée et une valeur phonétique, la lecture en tons et contre-tons, formes et contre-formes, serait une composition tout à fait harmonieuse et structurée.
Aux Collages-reliefs succédera dans les années 70 la série des Peintures-écritures (fig. 6) où s’ajoutent aux artifices que nous venons de décrire, des signes picturaux rappelant les écritures anciennes de type cunéiformes, ou encore des hiéroglyphes. Ces signes créent des références visuelles à l’ancien, aux strates, à l’archéologie, la paléontologie et la géologie, nous proposant un commentaire métaphorique sur l’humain, l’évolution et le passage du temps. Il ne s’agit pourtant pas de signes ayant une valeur lexicale ou grammaticale, mais de caractères dynamiques improvisés en fonction de l’inspiration et de l’harmonie de l’ensemble.14 En laissant ainsi libre cours à la spontanéité, le peintre entend laisser s’exprimer l’inconscient collectif.15 De fait, par leur organisation picturale, ces signes peuvent aussi être considérés comme porteurs d’une valeur musicale et comparés à une écriture musicale, à lire comme une partition de musique.
À la fin des années 70 et au début des années 80, le peintre effectue alors un certain retour à la figuration par l’organisation, dans ces collages, des fils, tissus, et éléments métalliques pour reproduire des figures et signes de fossiles et d’insectes (fig. 7). Reprenant les recherches basées sur l’effet du temps sur le monde, le vivant et l’humain, ces Tableaux-fossiles seront la dernière série de tableaux de Jacques de Tonnancour.
Après avoir tenté de peindre quelques tableaux représentant dans une transposition directe, trop directe peut-être, les insectes de sa collection, sentant qu’il avait fait le tour de la peinture, il l’abandonne complètement en 1983. Il se consacre alors complètement à la collection et la photographie des insectes (fig. 8). Ainsi Jacques de Tonnancour sent finalement qu’il concilie ses passions pour les sciences naturelles et l’art, reprenant son rêve de jeunesse d’être illustrateur de faits de nature. Il affirmera: « ce n’est plus moi que j’expose. Vous ne pouvez pas savoir à quel point c’est reposant. Je suis enfin débarrassé de l’angoisse d’avoir à m’exprimer. »16 Ce que dérobe la photographie au mystère des insectes, il le rend par la fascination et le merveilleux de leurs qualités plastiques, transposables à l’art, puisque: « trop peu de gens ont eu l’occasion de regarder des insectes de près (…) Ils découvriraient un monde de beautés à en perdre le souffle (…) [qui] annonceront une forme d’art qu’aucun artiste n’a encore pratiqué. »17
Par ses activités entomologiques, de Tonnancour sera notamment actif dans la mise sur pied de l’Insectarium de Montréal au début des années 1990. En guise de conclusion je laisserai donc la parole à Madame Johanne Landry, directrice de l'Insectarium lors de la mort de l’artiste (2005), qui témoignera ainsi dans les pages du Devoir :
J'ai connu Jacques de Tonnancour à la fin de sa vie. C'était un homme pudique, tout en douceur, en nuances et en raffinement. Quand je pense à son cheminement de vie et à son oeuvre artistique, il me vient des images musicales. Comme s'il était passé de la musique figurative de Stravinsky (Le Grand Nu au divan, 1944), au mouvement minimaliste de Philip Glass (Paysage laurentien, 1961), pour atteindre le détachement d'Olivier Messiaen avec ses pièces à l'orgue inspirées des chants d'oiseaux (Longicorne, 1977). Comme si l'artiste doucement se détachait de sa propre enveloppe corporelle pour se fondre dans l'oeuvre de la nature. 18
Notes
1. Ives Robillard. « De Tonnancour : épinglé sur le mur », La Presse, 12 novembre 1965.
2. Pierre Bourgie. Jacques de Tonnancour : De l’art et de la nature (Montréal : Liber-
Musée d’art contemporain de Montréal, 1999): 27.
3. de Tonnancour, dans Bourgie 29.
4. de Tonnancour. Les Insectes-Monstres ou splendeurs cachées (Montréal :
Editions Hurtubise, HMH, 2002): 158.
5. de Tonnancour dans Bourgie 33.
6. de Tonnancour dans Bourgie 31.
7. de Tonnancour dans Bourgie 46.
8. de Tonnancour dans Bourgie 8.
9. de Tonnancour dans Bourgie 8.
10. de Tonnancour dans Bourgie 30.
11. Jacques Goudbout. Les dieux. ONF, film 16 mm, noir et blanc, 28 minutes, 1961.
12. de Tonnancour dans Bourgie 63-67.
13. de Roussan. « Des murs qui chantent », Perspectives, 14 juin 1969.
14. de Tonnancour dans Bourgie 69.
15. Gilles Courtemanche. « Jacques de Tonnancour », La Presse, 16 mai 1964.
16. Jocelyne Lepage. « Jacques de Tonnancour, photographe entomologiste », La Presse, 24
mars 1975.
17. de Tonnancour dans Bourgie 78.
18. Johanne Landry. « L'art du détachement de Jacques de Tonnancour », Le Devoir, 21
janvier 2005.
Bibliographie et médiagraphie
Archives de Tonnancour, propriété du Service des archives et de la gestion des documents de
l’université du Québec à Montréal, consultées en octobre 2007.
Bourgie, Pierre. Jacques de Tonnancour-De l’art et de la nature. Liber- Musée d’art
contemporain de Montréal, 1999.
Courtemanche, Gilles. « Jacques de Tonnancour », La Presse, 16 mai 1964.
de Tonnancour, Jacques. Les Insectes- Monstres ou splendeurs cachées. Montréal : Éditions
Hurtubise HMH, 2002.
---. « Des insectes à l’art et de l’art aux insectes », L’insecte au fil, 6, (no.1), 1998.
---. « L’École des beaux-arts ou le massacre des innocents », Quartier Latin, 1940.
---. « Propos sur les Saturniides », La vie au grand air, 1940 : 12-13.
de Roussan, Jacques. « Des murs qui chantent », Perspectives, 14 juin 1969 : 33-34.
Folch-Ribas, Jacques. Jacques de Tonnancour : le signe et le temps. Montréal : Presses de
l’université du Québec, 1971.
Goudbout, Jacques. Les dieux. ONF, film 16 mm, noir et blanc, 28 minutes, 1961.
Landry, Johanne. « L'art du détachement de Jacques de Tonnancour », Le Devoir, 21 janvier
2005.
Lepage, Jocelyne. « Jacques de Tonnacour, photographe entomologiste », La Presse, 24 mars
1975.
Robillard, Yves. « De Tonnancour : épinglé sur le mur », La Presse ,12 novembre 1965.
Vancouver Art Gallery. J. de Tannancour [A retrospective exhibition, Jan. 4-Jan. 30, 1966].
Vancouver : Vancouver Art Gallery, 1966.