par Louise Bérubé

Transformations entre les images et le son dans la vidéo de Sylvia Safdie

Le travail artistique de Sylvia Safdie est vaste et multidisciplinaire, à la fois historique et contemporain : elle touche à l’installation, le dessin, la peinture, la sculpture, le livre, la vidéo.Elle est inspirée de sa propre origine, mais aussi des origines de l’histoire, de l’humanité (ossements, minéraux, fragments de la nature de toutes sortes, terre). Ses matériaux sont à peine modifiés – elle les observe – et ils deviennent les outils d’un questionnement perpétuel d’une intensité et d’une intériorité troublante.

Images

fig. 1

Sylvia Safdie. Joe part I : breath, 2007, video, 3:22 minutes.


fig. 2

Sylvia Safdie. Joe part I : breath, detail, 2007, video, 3:22 minutes.


fig. 3

Sylvia Safdie. Joe part II : sound, 2007, video, 4:01 minutes.


Sa sensibilité et sa réflexion sur les modes de transformation, sur le sens des choses et des médias, constituent la force majeure de son œuvre. C’est dans ses travaux les plus récents, en vidéo, qu’elle réussit le mieux à nous communiquer l’importance qu’elle accorde à l’idée de transformation.1De nouveaux outils sont rendus disponibles : un nouveau vocabulaire apparaît, les images deviennent malléables et transformables, les interactions multiples et instantanées, la diffusion plus personnalisée. Elle y explore ce nouveau potentiel artistique afin de donner une nouvelle présence, un nouveau sens, à ce que nous voyons déjà, consciemment ou inconsciemment. Les images et les sons improvisés et transformés se synchronisent de façon surprenante. La perception du spectateur et de l’auditeur constitue un éternel va-et-vient entre les images et le son.

Les différentes parties de ses vidéos sont le résultat de l’exploration de l’inconnu chez l’artiste Safdie, qui enregistre et transforme simultanément les événements capturés, en donnant un sens nouveau au son et à l’image.2Je m’attarderai plus particulièrement à la vidéo intitulée JOE que Safdie a produite en 2007 et qui est présentée en première lors de l’exposition « ensemble », à la galerie FOFA de l’université Concordia en novembre 2007.


Joe

part I: breath

part II: sound


Au moment même où Safdie s’intéresse au souffle (breath), le réputé musicien de jazz américain Joe McPhee (1939- ) veut créer, à la mémoire de son père, un nouveau son – the Birth of Sound – avec son instrument de musique (la trompette). Safdie enregistre donc, dans un premier temps, l’improvisation de ce musicien et ami. Après cette improvisation, Joe McPhee lui a dit: “I have never made those sounds before”. Il avait créé « son » propre son élémentaire.

La caméra de Safdie est toujours très sélective. C’est en plan très rapproché qu’elle capte l’expression du visage, l’émotion qu’il dégage – elle est témoin de cet état de grâce du moment créatif, par l’improvisation. Elle dit vouloir, en parlant par exemple de ses images de musiciens, capter davantage l’expression d’un visage que le musicien lui-même. On remarque aussi que sa caméra est la plupart du temps fixe. Cette caméra observe et nous force à observer.

Dans cette œuvre, Sylvia a repris des images déjà captées d’un courant d’eau, de vagues douces, continues, inlassables, qu’elle a superposées, parfois en transparence, parfois non. L’eau y est très présente et très importante. Ces vagues sont comme les vagues de l’âme, le passage du temps. L’eau est un élément unificateur, elle nous force à accepter, on ne peut la changer. Les images du musicien et du courant d’eau sont toujours très présentes, même si elles ne sont pas toujours dans notre champ de vision.

L’élément « son », présent ou absent, est une partie très importante de son travail en vidéo. L’artiste expérimente alors l’influence qu’a l’absence totale de son sur la lecture d’une image. Il est surprenant, sinon troublant, de regarder ces vidéos « muets », aucune distraction sonore ne vient altérer cette attente, ce temps qui passe, inexorablement. Cette absence de son accentue l’inconfort, il force le spectateur à examiner de plus près, à stopper les distractions environnantes. On peut vraiment se poser la question si on voit différemment sans le son, dans la surdité ? Est-ce que l’observation visuelle attentive nous fait découvrir des détails significatifs, l’essence même de l’œuvre ? Par exemple, l’élément « eau » ne devient-il pas des vagues sonores « muettes » ? Le regard qui apparaît et disparaît – n’est-ce pas là le passage du temps, lent et inexorable, tout à la fois ? Est-ce que des sons naissent de ces images dans notre subconscient ?

Pour mieux saisir l’influence du son sur l’image, et comme nous le suggère Safdie, il faut prendre le temps de visionner en deux temps chacun de ses vidéos : sans et avec le son. Par la suite, ces deux éléments vivent en dépendance : on ne voit plus sans imaginer le son, et on n’entend plus sans imaginer l’image. C’est un « sans retour ».


part I: breath (3:22 minutes) (fig. 1)

La vidéo débute en plan rapproché extrême sur le haut de la tête de l’homme, plus particulièrement sur ses yeux qui regardent au loin. Durant les dix premières secondes, ce sont ces yeux qui prennent toute la place dans l’écran. Des yeux tristes, pensifs, d’une force extraordinaire – ces dix secondes seulement nous donnent à penser que le musicien regarde défiler sa vie, toute sa vie – ces yeux sont sa pensée. Le son d’un souffle (breath) débute, à peine perceptible au début. Il force l’auditeur à faire un effort d’écoute, à examiner, à observer l’image, à rejeter les distractions. Le souffle est lent, il inspire et il expire, comme dans une séance de yoga. On se demande quelle est la nature de ce son ? D’où vient-il ?

Puis l’homme ferme les yeux, il les garde fermés; parfois il fronce les sourcils. Les yeux fermés nous invitent à la paix, les sourcils froncés, à la douleur. Notre attention est attirée sur la qualité cutanée du visage. Une peau marquée par le temps. Il a vécu. Les défauts exagérés par la caméra deviennent éloquents, au fur et à mesure que l’œuvre se déroule. Cette peau imparfaite, ces traits rudes, sont nécessaires; ils dialoguent avec le son, ils nous interpellent.

Vers le tiers de la vidéo, un courant doux d’eau vient se superposer au visage. La caméra étant fixe, le motif de l’eau peut sembler toujours provenir de la même image, mais elle est changeante; le léger courant au premier tiers de l’écran se démarque du reste de l’eau. Le son prend un peu de volume, petit à petit. Puis la caméra se déplace légèrement vers la bouche de l’homme : c’est un plan rapproché sur la bouche et le bec d’une trompette, l’homme devient musicien, et enfin la provenance du son nous est dévoilée (fig. 2). Une étrange transformation s’opère lorsque l’instrument de musique apparaît pour la première fois à l’écran. Tout devient plus clair – le dérangeant devient familier. La façon dont Safdie a capté ces images (des yeux à la bouche du musicien) nous amène à « regarder » le son. Et le courant d’eau est toujours en transparence.

À partir de la mi-temps, le musicien s’efface laissant tout l’écran au courant d’eau. Au centre, une ombre verticale, à peine perceptible, semble nous proposer l’ombre d’un personnage. Est-il le père disparu du musicien qui occupe toute sa pensée ? Il se pourrait bien. Et le son devient plus fort, parfois strident. Il imite un vent coincé qui voudrait forcer une ouverture (est-ce une ouverture vers l’au-delà ?). Le son est parfois sans fin, comme si on allait s’étouffer, et il est parfois très aigu. Puis le calme revient, on inspire et on expire. Comme le visuel est sans surprise, dans cette partie de la vidéo, le son prend toute son importance, il devient commémoratif – un son de douleur quasi insupportable. Les très courts silences sont pleins de sens, ils appellent le son nouveau qui naît et meurt ; le son de la vie et de la mort. L’eau est témoin, elle continue son chemin, il n’y a pas de retour en arrière.


part II: sound  (4:01  minutes) (fig. 3)

La deuxième partie s’ouvre sur des images de ce même courant d’eau, faible, lent et continu, comme la mémoire. On remarque une ombre, à peine perceptible au début, mais qui devient visage en se dévoilant et se superposant en transparence sur l’eau. Le cadrage du visage est un peu différent dans cette partie : la caméra se concentre davantage sur le front du musicien et une partie de ses yeux, sur sa mémoire, la mémoire du temps qui passe inexorablement. Le son du début me rappelle celui que les militaires choisissent pour commémorer la mort de leurs compatriotes – le salut au soldat. La trompette émet de longs sons, de plus en plus longs.

Puis l’image de l’eau efface presque complètement le visage, on aperçoit à peine une ombre très légère. Le son devient à peine audible, il essaie de naître, ou essaie-t-il de ne pas mourir ? On voudrait l’aider … Puis l’instrument devient un peu plus musical. On passe d’un son de « souffle », d’un souffle forcé, à un son qui cherche une mélodie. Le visage revient, il devient plus important que l’eau. Le son devient multiple, on passe d’un son saccadé, à un son improvisé, à un son mélodique. Le son se cherche. Qui est-il ? Que devient-il ? Puis la caméra montre le visage seul, l’eau disparaît, puis revient encore. Les sons deviennent plus longs, des silences s’introduisent. La vidéo se termine sur l’image de l’eau, seule, et sur un très long son de trompette qui n’en finit plus.

Les images en plans rapprochés du front et des yeux du musicien et du courant d’eau se superposent, dialoguent, disparaissent et reviennent ensemble, ou seule tout au long de cette deuxième partie.

Ces improvisations d’images et de sons sont fortes et très intenses. La technique de superposition d’images nous renvoie des images d’espace et de temps, comme s’il s’agissait de rêve – d’un dialogue espace/temps. En 1947, László Moholy-Nagy décrit la technique de superposition en termes de sa capacité à surmonter le paradoxe espace/temps et de créer un nouveau contenu chimérique.

« Superimpositions in simple as well as sophisticated manifestations can record dreams or dream-like content. Such superimpositions overcome space and time fixations and unite strange and diverging subjects into new entities. They transpose insignificant singularities into meaningful complexities; banalities into vivid illumination. »3


Ces images superposées deviennent un peu floues l’une en relation avec l’autre et créent une illusion sur ce que la caméra aurait voulu capter.

C’est ainsi que Safdie, en superposant ses images, et en intégrant le son, donne un nouveau sens; elle parle du passage du temps, par la transformation de chacune de ses images, mais aussi par la transformation d’une image par rapport à l’autre. C’est la superposition de ces éléments qui amène le spectateur à participer à l’œuvre, à rechercher le sens, à questionner, à rêver même.

Les présences/absences d’images et de sons dans l’œuvre vidéo de Safdie sont majeures et très signifiantes. Les métaphores évoquées par ses images et leurs mouvements, les sons élémentaires ou musicaux, renforcent le silence et l’absence – qui restent gravés dans notre subconscient longtemps après avoir visionné cette oeuvre.


L’improvisation chez Sylvia Safdie

Il m’apparaît tout à fait à propos de comparer le thème de l’improvisation dans l’œuvre de Safdie à celle des musiciens de jazz, de qui l’on a souvent cru que les performances étaient tout à fait spontanées, sans préméditation. On connaît aussi les liens très étroits que Safdie a avec les musiciens de jazz (John Heward, son conjoint, Joe McPhee, son ami, et bien d’autres). Je voudrais faire référence à un extrait d’un article paru dans le National Post du 24 novembre 2007, où le critique Patrick Skene Catling passe en revue le nouveau livre de Ben Ratliff intitulé Coltrane : The Story of a Sound.:

« Nothing in Coltrane's work comes out of the blue. One of the general listener's major misconceptions of jazz is that when improvisers work at their best, they pluck ideas out of the sky, channeling heaven. No. Even at their least inhibited, Coltrane's solos still show the stamina that comes of hard, solitary practicing; it is immensely worked-out music. You can pick out dozens of devices in his solos that he was reusing and would continue to reuse. »

À mon avis, cette citation s’applique totalement aux improvisations de Safdie. J’ai eu la même réflexion en lisant l’introduction du livre Thinking in Jazz de Paul F. Berliner, dans lequel il mentionne « to improvise is to compose, or simultaneously compose and perform » en voulant démontrer que le travail d’improvisation implique des connaissances préalables, un éventail de matériel disponible pour inventer une nouvelle composition.

L’improvisation chez Safdie s’articule à différents niveaux : d’abord les images. L’artiste capte des images à tout moment, en tous lieux – en voyage, comme dans son appartement. Elle s’intéresse aux choses les plus simples : un scarabée, l’ombre des feuilles au vent sur le sol de son atelier, les mains des artisans en Inde, la texture du béton, le léger courant d’eau sur le canal tout près, etc. La captation de ces images est improvisée – l’artiste n’a pas de plan, ni de visée … elle se laisse observer l’infiniment grand dans l’infiniment petit. Elle avoue posséder une banque d’images volumineuse dans laquelle elle pigera. Ses images sont filmées généralement avec une caméra fixe : elle laisse ce qu’elle voie se déployer naturellement, autre aspect de l’improvisation. L’artiste n’intervient pas, elle observe l’image, les mouvements de l’image. La notion d’improvisation dans le travail de Safdie est très bien illustrée, en particulier, dans la vidéo Dana/Ben (2005) : deux séquences qui ont été filmées sans idées préconçues, qui ont été juxtaposées, sans chronométrage précis et qui, pourtant, se parlent, s’influencent, et qui amènent le spectateur/auditeur à ne voir qu’un scénario bien construit, bien planifié. La symbiose est saisissante.

Ensuite elle improvise avec le son. Les images filmées par Safdie deviennent muettes lorsque éditées dans ses vidéos. Elle est attirée par l’aspect « primal » du son.Le son qui y est introduit est produit par les musiciens qu’elle choisit. À qui elle demande d’improviser. Elle ne dicte rien, elle intègre leur son improvisé sans les ajuster, pour se coordonner avec les séquences de ses images. Et elle improvise aussi au moment du mixage et de l’édition. Encore un autre niveau d’improvisation. Avec l’aide d’assistantes, elle re-compose ses images et ses sons improvisés. Elle se préoccupe peu de la synchronisation. Et parfois le hasard fait que tout semble parfaitement minuté, synchronisé. Les images et les sons s’accompagnent d’une façon plus générale que spécifique, du début à la fin plutôt que séquence après séquence. La superposition des images est parfois opaque, parfois plus ou moins transparente, ici aussi l’improvisation s’impose.

La vidéo de Safdie est innovatrice. La présentation de Joe dans l’exposition ensemble nous permet de percevoir l’acte d’improvisation d’un nouvel angle. Tout acte d’improvisation suppose un bagage préalable et chez Safdie, ce sont ses images, la mémoire de ses images et de ses sons, sa vision sur l’essence des choses, aucune d’entre elles n’est in-signifiante.

Safdie dit que la vidéo a changé sa vie. À ce moment-ci dans sa vie et sa carrière, lorsqu’elle revisionne l’ensemble de son œuvre, elle dit « I am always trying to strip my work to the essentials », et elle continue en disant qu’il y a quelque chose plus grand que son travail. « Elle pose un regard aguerri sur le son et possède l’oreille absolue pour l’image – she has a keen eye for sound and a keen ear for the visual. »4Ses vidéos parlent de choses fondamentales – elles enregistrent simultanément et transforment les événements, donnant un sens nouveau aux images et aux sons. Elle insiste sur l’importance de la transformation, du changement dans le temps et le mouvement, dans le passage de la vie à la mort.


Notes


1 Voir à cet effet, l’article très intéressant de Truckenbrod sur ce nouvel outil électronique (article mentionné en bibliograpie).


2 Traduction libre de la description de cette œuvre par Sylvia Safdie.


3 László Moholy Nagy, Vision in Motion (Chicago: Paul Theobald, 1947), 210.


4 Communiqués (français et anglais) du Centre canadien d’architecture pour « Une soirée sur l’Improvisation dans et entre les Arts Visuels et Musicaux » juin 2005.



Bibliographie

Berliner, Paul F. « Thinking in Jazz : The Infinite Art of Improvisation », The University of

Chicago Press, Studies in Ethnomusicology, 1994.

Catling, Patrick Skene. « Coltrane : The Story of a Sound », The National Post,

24 novembre 2007.

Deleuze, Gilles, « Francis Bacon : The Logic of Sensation », 2005 : Chapter 8.

Galeyev, B, « On The Natural Philosophy Conceptions of Music Vision », n/d.

Gordon, David. « Audible Prana : the power of vibrating breath »,

www.spiritsound.com/audprana.html

Parkin, Andrew. « The Music in the Silence », Chinese University of Hong Kong, China,

La Revue Lisa, 5 (no.2), 2007.

Truckenbrod, Joan. « A New Language for Artistic Expression : The Electronic Arts

Landscape », Leonardo, Supplemental Issue 1, 1988 : 99-102.