Yves Gaucher: L'essentiel est dit!
Lors de ma recherche sur Yves Gaucher (1934-2000), je me suis rendue compte que contrairement à la majorité des artistes, il jugeait, expliquait et commentait son œuvre régulièrement, toujours en gardant une certaine critique un esprit critique vis-à-vis son art sur son art . Il n’y a presque pas de publications où Yves Gaucher n’intervient pas. Cela nous permet de voir l’intention derrière l’œuvre. Dans le cadre d’une grande rétrospective au Musée d’art contemporain de Montréal en 2003-2004, une publication sur l’œuvre général d’Yves Gaucher a été publiée. Dans cette publication, même après sa mort en 2000, l’artiste est toujours présent. Il a laissé des traces profondes dans la scène artistique montréalaise et comme Sandra Grant Marchant a dit : « Toujours, chez Yves Gaucher, l’essentiel est dit », et qui est de mieux placé pour nous expliquer l’œuvre que l’artiste lui-même ? Grâce à plusieurs entrevues données au cours de quarante ans de vie artistique; l’artiste laisse derrière lui un grand trésor, de ses propres perceptions par rapport à son œuvre. Sous le regard de ces perceptions et évaluations personnelles, je vous présente l’œuvre d’Yves Gaucher en commençant par ce que l’artiste lui-même appelle le début de son œuvre mature. Mais d’abord, un peu d’histoire.
Yves Gaucher est né en 1934 à Montréal dans une ambiance pro musicale. Ses sept frères et sœurs jouaient comme lui un instrument de musique. En 1954, Gaucher s’inscrit à l’École des Beaux Arts de Montréal. Il est un amateur de Jazz et organise quelques séances de jazz à la Galerie L’Actuelle, cofondée et dirigée par Guido Molinari.(1933-2004).
Lorsqu’il parle de ses débuts artistiques, il est assez critique envers ses premières œuvres. Il raconte qu’il a traversé les périodes les plus noirs de sa carrière (artistique) au moment où son ancienne professeure Suzanne Rivard de l’École des Beaux Arts lui a honnêtement dit que son œuvre était mauvaise. Il est alors bouleversé, il jette tout, peinture, pinceaux et tableaux ; il est un peu perdu.
« Je ne comprenais pas, moi je trouvais ça bon. Le lendemain matin, je passe devant mes poubelles. Tu sais, ça coûte cher le matériel, j’ai récupéré mes pinceaux et mes couleurs…mais j’ai laissé les tableaux là. Puis, j’ai recommencé à travailler. Tranquillement. C’était sérieux. Plus de folies à faire. Jamais quelqu’un allait me redire ça. Ça fait trop mal…
J’ai beaucoup apprécié le geste de Suzanne, pas sur le coup peut-être mais ça n’a pas pris du temps. Me faire taper dessus a probablement été l’événement qui a eu le plus d’importance dans mon travail parce que tu ne veux pas que ça se répète. Jamais. N’eût été cet incident, je ferais peut-être une peinture insignifiante, sans rigueur ni connaissance…
J’ai lâché les oiseaux.»1
Il se remet à travailler intensément, sans arrêt. En 1957, il commence à travailler chez le graveur Albert Dumouchel (1916-1971) qui lui montre l’art de la gravure. À partir de ce moment, il se dédie complètement à la gravure. C’est à l’occasion d’un séjour à Paris en 1962, subventionné par le Conseil des Arts du Canada, que Gaucher entend un concert d’Anton Webern (1883-1945), compositeur autrichien, reconnu comme le représentant de l’expressionisme musical. Il compose ses œuvres à partir d’une organisation totale des sons, d’après leur hauteur et leur durée. Soucieux de la sonorité de chaque instrument et de la combinaison de leur timbre, il met en place dans ses œuvres la Klangfarbenmelodie. C’est une musique à l’air hasardeux qui évoque le jazz, mais qui est quand-même tr
« La musique et la poésie m’ont plus influencé que la peinture. En particulier la musique de Webern. Lorsque je l’ai entendue pour la première fois à Paris, en 1963, elle a eu un impact foudroyant sur moi. J’ai cherché à faire en gravure ce que Webern avait fait en musique. Neuf mois d’expérimentations m’ont été nécessaire pour faire mûrir cette influence et pour publier les gravures En hommage à Webern.[…]2
Cette expérience a poussé Gaucher à créer des œuvres qui selon lui produisent un dialogue avec le spectateur. Dans une causerie publique d’Yves Gaucher, le 3 avril 1996 au Musée du Québec, il s’exprime comme suit à propos de la série En hommage à Webern.
[…] « Ce qui s’est passé, c’est qu’après plusieurs mois de travail, j’ai senti que l’évolution de mon œuvre était passée d’un point à un autre, et que ce point était pour moi extrêmement important. C’étaient là les premières manifestations de mon œuvre mature, et je les considère comme cela encore aujourd’hui, même si cela fait trente-trois ans de cela. Ce que j’avais fait avant avait été reconnu à plusieurs endroits, mais il ne s’agissait pour moi, tout de même, que d’œuvres de jeunesse qui étaient influencées par toutes sortes de choses extérieures, tandis que les Webern ont marqué pour moi le premier moment où j’ai réussi à apporter ma contribution personnelle. Ç’a été très mal pris dans le milieu, et ça l’est encore. […]
L’important, pour moi, c’est ce que Webern a apporté à la musique et ce qu’il m’a apporté à moi. J’ai fait les Hommages à Webern pour remercier Webern de ce qu’il m’a donné, pour dire à quel point j’apprécie que ces œuvres-là existent. Il a réussi à ouvrir non seulement mes oreilles, mais aussi mes yeux, et je pense que c’est une chose absolument merveilleuse. »3
En effet, les Webern sont un échec commercial. La réception à Montréal en 1963 est négative. C’est un torontois, qui sera le premier à acheter une série. Cinq ans plus tard, Gaucher réussira à vendre une série à Montréal, tandis qu’à New York, le directeur du Musée d’art moderne, en voyant ses gravures, et demande de les faire livrer au musée.
Ses œuvres antérieures sont caractérisées par un langage de formes organiques. À partir des Hommages, Gaucher change son langage artistique drastiquement. Il simplifie son vocabulaire à des formes réduites: lignes, carrés et traits, dont la répartition, même si elle semble vague, a été méticuleusement arrangée. Les éléments à valeur égale sont dispersés sur la surface, créant ainsi un point d’énergie. Au cours d’une entrevue réalisée par Gaston Roberge en 1996, il exprime les sentiments qu’il ressent face à cette œuvre :
« Jusque-là, j’avais fait du bon travail, différent de tout ce qui se faisait en gravure à l’époque, mais les Webern, c’était le grand départ. Ma première œuvre de maturité. J’avais finalement trouvé ce que je cherchais : dans la suite des trois, un passage de la symétrie à l’asymétrie où j’ai réussi à synthétiser le rythme, la dynamique, la structure, l’espace, la durée… Et, trente-cinq ans plus tard, ils me sont aussi significatifs qu’à l’époque. Ils ont gardé leur puissance, leur intérêt, leur solitude, leur fraîcheur… » et il ajoute : « Là, - j’ai perdu bien du monde »4
Les Webern seront suivis de séries où sont utilisés la même technique et les mêmes matériaux, mais avec des points d’attraction plus colorés. Comme par exemple, La Fugue Jaune (1963), Pli selon Pli (1964), en hommage à Pierre Boulez (1925-), un compositeur français,et Point Contrepoint (1965) en hommage à Karl Heinz Stockhausen (1928-?) un compositeur allemand. Des titres que parmi les critiques d‘art causent des fureurs. Il se rappelle d’ une anecdote en 1969 : il avait exposé des œuvres à la Whitechapel Art Gallery à Londres. C’étaient des œuvres postérieurs aux Webern5.
Un critique lui dit qu’il ne connaissait rien à la fugue ! Ce n’étaient pourtant pas son intention d’illustrer une Fugue, il voulait plutôt dire combien il admirait l’art de la fugue de Johann Sebastian Bach (1685-1750).Par la suite, il intitulera simplement sa prochaine gravure, Espace activé (1962). Personne n’a réellement su ce que cela voulait dire, et lui non plus. Il constata aussi que le parallèle qu’il pouvait établir avec la musique, ne pouvaient pas être interprété de la même façon. Alors il a décidé tout simplement d’arrêter de donner des titres musicaux à ses œuvres, du aux mauvaises interprétations données à ses intentions. Pour lui, les Hommages à Webern n’ont jamais été l’illustration de la musique de ce dernier6.
Il voulait plutôt créer un modèle, ou un exemple de son interprétation plastique de la musique de Webern. Suite à sa rencontre en 2002 entre Jean Jacques Nattiez, professeur de musicologie à l’Université de Montréal, et le compositeur français Pierre Boulez, on lui montre des reproductions des trois Hommages à Webern et on lui demande si cela lui fait penser à un compositeur du XXe siècle. Il répond que comme pour Mondrian on pense au Webern le plus rigide, beaucoup plus qu’à autre chose, ceci est induit par la restriction des motifs et la géométrisation des rapports.7
En 1964, Gaucher a l’impression d’avoir épuisé les possibilités de la gravure. Il revient à la peinture et abandonnera la gravure. Ce retour à la peinture est marqué par sa série des Danses carrées, dont une appartient à la Galerie Leonard et Bina Ellen. C’est aussi son retour à la couleur. Il choisi des fonds fortement colorés et crée ainsi une espèce de champ énergétique. Sur ce fond il place quand-même son vocabulaire habituel des formes géométriques. Il cherche à créer un rythme visuel et encore une interaction entre l’œuvre d’art et le spectateur.
Toujours en mouvement, toujours à la recherche de pousser les limites de ses créations. Il dit :
«Je ne peins pas pour passer le temps en attendant la mort. J’ai comme un engagement. Quelque chose à dire en bout de ligne. Et tant que je serai capable d’aller plus loin, je vais continuer. J’arrêterais si je perdais le fil, le contrôle ou encore l’intérêt. Bien sûr, j’ai encore du plaisir à peindre mais ce n’est pas l’unique raison qui me pousse à continuer. Je sais que je peux aller encore plus loin. »8
1 Roberge, Gaston : Autour de Yves Gaucher. Québec 1996. S.10.
2 Yves Gaucher, entrevue par May Ebbitt Cutler, Canadian Art, vol.22, n°4, (sept-oct. 1965), p.28
3 Yves Gaucher dans: Grant Marchand, Sandra: Yves Gaucher. Du 10 octobre 2003 au 11 janvier 2004. Musée d’art contemporain de Montréal. P.66.
4 Roberge, Gaston : Autour de Yves Gaucher. Québec 1996. S.56.
6 Yves Gaucher dans: Grant Marchand, Sandra: Yves Gaucher. Du 10 octobre 2003 au 11 janvier 2004. Musée d’art contemporain de Montréal. P.66
7 Nattiez, Jean-Jacques: Webern/Gaucher: L’ébranlement, dans: Grant Marchand, Sandra: Yves Gaucher. Du 10 octobre 2003 au 11 janvier 2004. Musée d’art contemporain de Montréal. P.50.
8 Roberge, Gaston : Autour de Yves Gaucher. Québec 1996. S.70.